Pour une psychothérapie de l'aliénation sectaire

  (Journal des psychologues n°174, Février 2000 - Par Emmanuel Diet)

Ce texte propose à la fois une analyse critique du suivi actuel
des ex-adeptes, quelquefois avec une verve polémique, et des pistes
pour un suivi plus efficace, autour d'un réseau de psychothérapeutes
ayant reçu une formation spécifique.


Introduction
Des difficultés spécifiques
Quelques éléments d'orientation
Modalités pertinentes
Quelques urgences


Introduction

On considère qu'en France, 300 000 personnes environ sont, directement ou indirectement, touchées par le sectarisme. Ce phénomène, complexe et surdéterminé, parfaitement inscrit, malgré les apparences, dans la géopolitique et l'anomie libérale, questionne le clinicien en tant que citoyen, professionnel et sujet. Dès lors que dramatisation médiatique et banalisation, dont certains sociologues des religions se sont fait une spécialité, par la mise en ceuvre systématique de dénis intéressés et de paralogismes évidents, ont été repérées comme telles, s'impose au professionnel la massivité de la souffrance psychique engendrée par la destructivité sectaire, non seulement chez les adeptes, mais aussi chez leurs proches et, plus subtilement encore, dans la perversion des conteneurs, induite et instrumentalisée par les logiques perverses.

Le psychanalyste, sensible aux évitements, aux déplacements et aux retournements à l'œuvre dans les réactions passionnelles engendrées par le sectarisme, ne peut que relever les pactes de déni concernant les processus psychiques en jeu - que les sectes et leurs thuriféraires excluent l'existence de manipulation mentale ou que les proches des adeptes considèrent l'embrigadement comme un simple fait de hasard, emportant le sujet dans une mécanique à laquelle il n'aurait participé en aucune manière.

La rencontre clinique et le travail avec les anciens adeptes et leurs proches nous amènent au contraire à penser à la fois l'engagement du sujet, au moins à l'origine, dans le processus qui l'aliénera, mais aussi l'importance des procédures de désétayage et de disqualification auxquelles il a été soumis. De la même manière, il nous apparaît essentiel de prendre en considération que les traumatismes liés à l'expérience sectaire dans ses effets d'après-coup exigent l'analyse précise de ce qui se joue dans les registres transsubjectif, intersubjectif et intrapsychique et leurs relations.

C'est précisément parce que la souffrance et l'aliénation sectaires surgissent dans l'articulation entre sujet individuel et sujet du groupe qu'elles impliquent, comme dans tous les cas où du réel est en jeu dans le traumatisme psychique, une particulière contenance, une interrogation et une élaboration persévérantes du contre-transfert, et une grande liberté d'intervention, quel que soit le dispositif mis en aeuvre.

En effet, l'ensemble des thérapeutes ayant pris en charge les victimes de l'aliénation sectaire semblent s'accorder pour refuser de réduire l'adepte à un profil type, tout en soulignant que l'engagement se fait le plus souvent dans un moment de crise personnelle, que tous sont soumis à des mises sous emprise dont la gravité varie selon les groupes et les moments de leur évolution et dont les conséquences s'avèrent différentielles, selon l'histoire personnelle et familiale des sujets et la structuration de leur psyché. Mais, dans tous les cas, la seule sortie de la secte ne saurait suffire à l'élaboration des traumatismes subis, notamment du fait des attaques dont le narcissisme et le système de liens du sujet ont été les victimes et les objets privilégiés.

Des difficultés spécifiques

Sortis de la secte, la plupart des anciens adeptes s'abstiennent de demander de l'aide aux thérapeutes, malgré l'énormité des souffrances, des symptômes et les dégâts commis dans les liens familiaux, conjugaux, sociaux et professionnels. Souvent d'ailleurs, alors même que le contact est rompu, ils partagent les réticences de leur famille à penser leur embrigadement comme une conséquence et un moment de leur histoire subjective.

Non seulement l'horreur vécue est source de honte et de culpabilité, génératrice de retrait, mais la sortie du groupe laisse subsister telle quelle la crainte de toute relation d'objet et de toute dépendance, sans oublier que l'on pourrait donner comme caractéristique de tout groupe sectaire la méfiance inculquée à l'égard de toutes les thérapies et des professionnels de la santé mentale.
L'adepte convaincu, identifié au groupe et à son discours, récuse a priori toute aide qui pourrait lui être proposée.
Le repenti, quant à lui, se referme sur son expérience traumatique, qu'il considère comme aussi indicible qu'inaudible, et sur la nostalgie du moment, qui fut pour lui aussi un piège, où l'illusion groupale vécue dans la secte lui avait permis de vivre un grand moment d'élation narcissique.

C'est en effet dans le registre narcissique, même si la violence sexuelle et physique est souvent présente, et la transgression de la loi commune fréquente que se joue l'essentiel de l'expérience traumatique. Le sujet meurtri, marqué par les expériences de dépersonnalisation, une obscure conscience des clivages qu'il a dû opérer pour survivre et le souvenir d'avoir accompli des actes dans lesquels il ne peut se reconnaître, se sent coupable de n'avoir pu résister aux procédures psychotisantes auxquelles il a été soumis et préfère se couper de son expérience de la folie, dont lui sait qu'elle lui fut imposée par la volonté d'un autre.

C'est ici que l'accueil par les associations de défense nous semble jouer un rôle indispensable comme espace intermédiaire de resocialisation, de partage, de dédramatisation. On doit malheureusement constater que, dans la majorité des cas, un minimum de réassurance narcissique et de soutien ayant été trouvé dans ces structures, la plupart des anciens adeptes s'aménagent une survie psychique et sociale minimale sans pouvoir, par culpabilité,
formuler une demande d'aide. Sans oublier que les anciens adeptes, sortis de la secte, sont presque toujours dans le plus total dénuement financier, après avoir été exploités par les gourous, et que l'accueil dans les structures de soin publiques pèche par une quasi-absence de formation sur l'aliénation sectaire qui rend la prise en charge problématique, quand elle ne redouble pas le traumatisme, par la mise en doute, a priori, du discours du patient, jusqu'à la suspicion d'un délire paranoïaque personnel...

Dans cette mesure même, il apparaît nécessaire que soit d'abord mis en place un réseau de soutien permettant aux proches et aux bénévoles associatifs d'élaborer leur position, d'analyser leurs contre-attitudes, de renforcer leur contenance et de soutenir l'élaboration d'une demande. II convient d'ailleurs de préciser à ce propos que l'appel à un tiers professionnel, s'il est investi par la famille, peut permettre des prises conscience libératrices, même lorsque l'aliénation s'avère bien installée. Mais cela implique d'assumer la haine dans le contre transfert, de ne pas réduire le sujet à sa symptomatologie et de trouver au sein de la famille l'alliance thérapeutique nécessaire. de vivre .

L'illusion groupale vécue dans la secte avait permis à l'adepte un grand moment d'élation narcissique Malheureusement, la souffrance des familles, la plupart du temps en affinité avec l'origine psy chique de l'embrigadement du sujet, les amène très souvent à fuir l'interrogation de l'économie inconsciente qui structure leurs liens et leurs échanges. La ferme ture défensive sur les secrets et les traumas familiaux, que la secte aura su instrumentaliser à son profit, s'avère donc non seulement une des causes essentielles de l'allégeance, mais aussi ce qui interdit de l'identifier, de l'analyser et de la critiquer.

Une autre difficulté tout à fait essentielle réside dans le fait que la souffrance, les symptômes ou la pathologie qui affectent l'ancien adepte sont le résultat d'une mise sous emprise et de procédures perverses dont il a été la victime. Il s'agit donc de les entendre comme le résultat de l'action d'une volonté perverse s'engre nant avec les conflictualités et la fantasmatique propres au sujet.

En l'occurrence, l'écoute doit s'attacher à identifier la perversion à l'œuvre, sans confondre le bourreau et la victime, quelles que soient les éventuelles identifications à l'agresseur, reconnaître et nommer la violence subie, sans pour autant réduire le sujet au statut réifié d'objet victime. De ce point de vue, on ne peut être qu'extrêmement réservé à l'égard des pratiques victimologiques qui confondent trop souvent indignation morale, catharsis, volonté de
réparation et normalisation comportementale avec le véritable travail psychique nécessaire à l'élaboration des traumatismes. Ce dernier passe d'ailleurs inévitablement par des phases projectives violentes dans le transfert et nécessite de la part du thérapeute une très grande fermeté en même temps qu'une contenance bienveillante.

En effet, l'aliénation sectaire n'est nullement réductible à une souffrance dans une rencontre interculturelle, aussi violente soit-elle.

Ce à quoi sont soumis les adeptes ne peut s'identifier ni à une acculturation, ni même à une simple déculturation, puisque ce qui est en jeu est l'attaque même de toute idée de culture, la destruction programmée des organisateurs culturels et psychiques et des conditions pour qu'un je puisse exister. Il n'y a ni métissage ni tissage possibles entre culture et systèmes sectaires, sauf à prendre le risque de cautionner la perversion sous prétexte de médiation et de prêter main forte à la pulsion de mort sous couvert de conciliation.

C'est notamment la conception soutenue par certains, dont la pratique ethnopsychiatrique nous semble présenter le risque considérable, dans la négation de l'inconscient et de la subjectivité personnels, de réduire le traitement de l'aliénation sectaire à la construction de vagues compromis ou à la réification de l'adepte dans ses appartenances culturelles.

Faire une communauté d'anciens adeptes, c'est reconstruire un isolat culturel, référer mécaniquement le sujet à des normes culturelles supposées l'identifier, c'est reproduire la désubjectivation et le priver de son histoire - c'est-à-dire reproduire le processus sectaire... Le risque de répétition traumatique dans la prise en charge des anciens adeptes est d'autant plus grand que les groupes sectaires usent pour asseoir leur emprise de toutes les techniques et de toutes les théories psychiatriques et psychothérapeutiques existantes, souvent d'ailleurs avec une grande habileté.

De plus, psychothérapie et développement personnel sont une voie privilégiée de recrutement. C'est la raison pour laquelle il apparaît indispensable de bannir comme absolument inadéquates les techniques comportementales et cognitives, les " nouvelles thérapies " rebirth, cri primal, analyse transactionnelle, PNL, gestion mentale, hypnose, etc. dont la méconnaissance de l'inconscient et la mise en oeuvre de l'emprise et du passage à l'acte, ainsi que l'absence de l'analyse du transfert s'avèrent en profonde affinité avec les mises en dépendance instrumentalisées dans l'embrigadement sectaire.

Bien entendu, les thérapies " spiritualistes " et l'orientalisme de pacotille des groupes new age sont également inadéquats pour permettre à un sujet de retrouver le sens de son histoire, son inscription dans la filiation, les liens qui le soutiennent et la possibilité d'un désir personnel.


Quelques éléments d'orientation

L' état d'aliénation a été produit chez le sujet, en résonance avec son histoire et sa fantasmatique propres, par des procédures systématiques de désétayage, de disqualification et d'attaque sur les liens. Les blessures narcissiques provoquées par la volonté d'un autre et la mise en œuvre de logiques perverses désubjectivées ont le plus souvent en agissant sur la culpabilité inconsciente et la honte dont le sujet est porteur dans le registre oedipien et son inscription transgénérationnelle a pour conséquence, outre l'adhésion ou l'adhérence au délire partagédans le groupe, la mise en place de clivages intrapsychiques et de mécanismes paranoïdes à l'égard du monde extérieur.
L'importance de la problématique narcissique en cause implique une présence contenante, le soupçon d'intention et la rigidité étant ici à proscrire, mais ne devra pour autant pas négliger l'exploration, toujours essentielle, de la fantasmatique oedipienne et de l'économie pulsionnelle.

De la même manière, il apparaît important que la possibilité soit ouverte pour le patient de passer librement du récit événementiel à l'association libre, à son rythme et à sa mesure, et pour le thérapeute de marquer l'intérêt qu'il prend à entendre de sa bouche le récit de son expérience, sans se laisser pour autant séduire par le caractère extraordinaire des événements et des vécus qui lui sont rapportés. Il apparaît également important que l'adepte devenu patient puisse situer, clairement et d'emblée, le cadre, les limites, la technique et la référence théorique de la psychothérapie. La clarté du dispositif et de sa contractualisation est ici particulièrement nécessaire pour assurer la sécurité de base permettant au patient de s'y retrouver et de se retrouver dans le récit qu'il fait à un autre de ce qu'il a vécu, subi et éprouvé pendant son embrigadement. Il est indispensable, plus encore ici que d'ordinaire, de laisser varier les attitudes contre-transférentielles au plus près des mouvements émotionnels, des pulsions, des fantasmes du patient, de savoir répondre à ses questions, de ne pas le laisser systématiquement dans un silence qui le déstabiliserait, de savoir s'émouvoir avec lui ou encore rire ou plaisanter, si c'est nécessaire, pour que les variations infinies de la rencontre thérapeutique puissent reconstruire un lien authentique, aussi près que possible de la réalité, en lui laissant cependant cet écart minuscule qui permettra plus tard de retrouver, dans le transfert, la technique plus classique de la thérapie ou de l'analyse, avec ses interprétations métaphoriques, ses mises en représentations et en liens.

Modalités pertinentes

La position initiale du thérapeute, nous semble-t-il, est semblable à celle qu'il convient d'adopter dans la prise en charge de la psychose. Le travail de mise en liens, progressif et prudent, se donnera pour but premier d'expliciter les résonances, les répétitions et les traductions à l'oeuvre entre l'ici et maintenant de la séance, l'expérience sectaire et l'histoire infantile, afin que, progressivement, le

sujet puisse tisser son histoire en un récit lui permettant de se la réapproprier. L'analyste aura alors, avec beaucoup de vigilance, à analyser les défenses souvent massives et les dénis mis en place pour permettre peu à peu l'élaboration et le dépassement des clivages que le sujet maintient pour se préserver de la prise de conscience de sa participation à l'horrible illusion dont il a été victime, mais aussi et peut-être surtout de ce qu'elle révèle et répète d'une pathologie des liens présente dans la famille actuelle ou transgénérationnelle, origine méconnue, aussi interdite à penser qu'à dire de sa soumission à l'emprise sectaire.

Quel que soit le dispositif adopté, il nous apparaît essentiel que les processus psychiques soient explorés dans tous les registres, tant transsubjectif, intersubjectif qu'intrapsychique, même si, bien entendu, la mise en perspective différera selon qu'il s'agira d'une psychothérapie ou d'une analyse individuelle, d'un psychodrame ou d'un sociodrame analytique, d'une thérapie familiale analytique ou d'une analyse de groupe qui, avec l'approche systémique, nous semblent constituer les modalités pertinentes de prise en charge. Il semble d'ailleurs que les approches groupales soient en l'occurrence particulièrement pertinentes, qu'il s'agisse de la thérapie des adeptes, du soutien aux familles ou de la supervision des professionnels, et que, d'autre part, l'on pourrait envisager la complémentarité et l'articulation de ces différentes modalités dans la construction personnelle par l'adepte d'un parcours thérapeutique. Ce qui implique la mise en réseau et la collaboration effective des différents psychothérapeutes concernés, comme le souci d'éviter, dans toute la mesure du possible, les clivages ou les confusions entre les différentes interventions, mais aussi la constitution de groupes thérapeutiques voués à la seule prise en charge d'anciens adeptes, ce qui, là aussi, équivaudrait à une répétition traumatique.
Enfin, une particulière vigilance sera nécessaire pour éviter que, selon les processus bien connus de la mise en miroir, l'équipe des professionnels ne subisse ellemême une dérive sectaire.


Quelques urgences

Pour conclure, la prise en charge de l'aliénation sectaire et le traitement des souffrances psychiques et des pathologies produites dans et par l'embrigadement nous semblent devoir accorder la plus grande importance aux effets traumatiques des procédures perverses d'emprise et de disqualification auxquelles le sujet a été soumis et qui se sont engrenées avec ses conflictualités et sa fantasmatique propres, ainsi qu'avec les spécificités de son histoire familiale. Pour que la thérapie puisse s'engager, il apparaît nécessaire que des alliances et des liens soient construits entre structures associatives d'accueil et équipes professionnelles et, dans toute la mesure du possible, avec les proches de l'adepte.

Pour qu'elle se réalise dans les meilleures conditions, outre la constitution des réseaux de référence, il apparaît souhaitable que l'ensemble des professionnels concernés, et singulièrement des praticiens de la psychothérapie, puissent se doter d'une formation spécifique, que les bénévoles des associations de défense puissent profiter de séances de supervision et que les familles et les proches puissent trouver dans les groupes de parole l'occasion d'élaborer leurs souffrances et leurs positions. Face à l'ampleur et à la gravité encore méconnue des pratiques sectaires et à leurs conséquences pour les sujets, il est souhaitable qu'avec l'aide des pouvoirs publics, associations de défense et professionnels puissent constituer des réseaux d'accueil ouverts mobilisant les cliniciens présents aussi bien dans le secteur libéral que dans le secteur associatif ou public, afin de permettre aux victimes de disposer des personnes et des lieux leur permettant d'élaborer les expériences traumatiques vécues dans la secte. L'urgence de la constitution de tels structures et réseaux, avec des professionnels compétents dans ce domaine spécifique, fonctionnant comme consultants pour leurs collègues, ne devrait pas faire oublier la responsabilité quotidienne du clinicien et sa nécessaire vigilance pour repérer et traiter, dans la parole de ses patients, les conséquences d'une confrontation à la violence sectaire- notamment dans le registre de la formation et de l'entreprise - et les séductions auxquelles peuvent être sensibles des sujets en souffrance, ponctuellement ou de manière permanente, y compris au cours de l'évolution d'une cure ! Sans oublier qu'il faut parfois avoir le courage d'identifier dans les pratiques et les discours de certains collègues l'indubitable présence d'un prosélytisme sectaire caractérisé...



  
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