Le syndrome d'Ulysse

(Source : BULLES n° 77, 1er trimestre 2003, par Christophe Allanic - Psychologue clinicien)


Mis en ligne le 10 juin 2003


Comment un individu, sans qu'il soit forcément sujet à de graves pressions psychologiques, peut-il se trouver capté par un autre (groupe ou individu) au point de perdre tout sens critique et d'être perméable à toute remise en cause provenant d'une tierce personne ou de lui-même ? Toute personne s'intéressant au phénomène sectaire se pose d'emblée la question. Pour tenter d'apporter quelques éléments de réponse, je me suis penché sur la mythologie. La rencontre mythique d'Ulysse avec les Sirènes m'a paru fournir une excellente métaphore à l'emprise sectaire, notamment à la séduction qu'exercent les sectes sur leurs victimes. Cette approche permettra d'explorer les causes psychologiques profondes de l'entrée en secte, au-delà de toute considération sociologique.

Ulysse et les Sirènes

Dans la mythologie grecque, les Sirènes avaient la réputation d'attirer les navigateurs sur les récifs afin de les dévorer. Les hommes ne constituaient pour elles que des proies qu'elles attiraient dans leur piège en les séduisant.
Bien que prévenu par Circé du danger de l'épreuve, Ulysse ne put résister à la tentation d'écouter le chant des Sirènes. Il mit en place un stratagème qui lui permit d'assouvir sa curiosité sans mettre en péril sa vie ni celles de ses compagnons. Il fit mettre de la cire dans les oreilles des marins afin qu'ils soient sourds au chant des Sirènes. Quant à lui, il se fit attacher solidement au mât du bateau, pour s'empêcher de rejoindre les dangereuses créatures.

Quand Ulysse s'approcha de leur île, les sirènes se mirent à chanter : "Viens ici ! Viens à nous ! Ulysse tant vanté ! L'honneur de l'Achaïe… Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n'a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s'en va content et plus riche en savoir, car nous savons tous les maux, tous les maux que les dieux dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d'Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière" .

Sous leur charme, Ulysse devient pratiquement autre, aliéné par son désir de les rejoindre. Ulysse en oublie la finalité de son voyage : rentrer à Ithaque retrouver sa femme. Il supplie ses compagnons de le libérer. A ce moment, les marins n'existent pour Ulysse que pour satisfaire son désir.

Les sirènes l'appellent (Viens ici), le flattent (Ulysse tant vanté) et lui promettent la félicité (on s'en va content), l'omniscience (nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière). La tentation est gigantesque, seul le lien qui le rattache à la réalité du mât préserve Ulysse d'une mort certaine. Heureusement, le bateau s'éloigne de l'île des Sirènes et bientôt leur chant ne se fait plus entendre. Le charme tombé, Ulysse redevient maître de lui, comme s'il reprenait conscience, et poursuit sa route vers d'autres aventures.

Cet épisode est impressionnant du fait que le désir suscité par les Sirènes est irrésistible. Il occupe tout le champ de la pensée d'Ulysse, faisant fi de la réalité. Comment Ulysse peut-il oublier l'avertissement de Circé et croire à des promesses qu'il savait d'avance factices et mensongères ?

Les Sirènes tiennent un discours qui ne laisse aucun homme indifférent. A quoi renverrait donc ce discours, à quel désir renverrait-il pour susciter un tel enthousiasme ?

Retour à des stades archaïques du développement psychique

Le discours des Sirènes en faisant miroiter l'omniscience met sa victime face au fantasme archaïque de toute-puissance que tout nourrisson éprouve au cours de son développement.

Durant ses premiers mois de vie, le bébé vit en pleine fusion avec sa mère au point de vue fantasmatique. C'est-à-dire qu'il ne prend pas conscience d'emblée que lui et sa mère forment deux entités distinctes. Ses demandes étant satisfaites à son insu par sa mère, le bébé a l'illusion qu'il peut satisfaire, seul, ses désirs. N'ayant pas clairement conscience d'une réalité extérieure à lui, le bébé se trouve par conséquent dans l'illusion d'une certaine toute-puissance. Cette période représente au niveau individuel l'âge d'or tant relaté dans les mythes et repris par de nombreux groupes sectaires : période durant laquelle le sujet n'est pas soumis aux exigences de la réalité mais seulement au "principe de plaisir" .

Par les promesses des Sirènes, la victime régresse jusqu'à ce stade archaïque du développement psychique où le "tiers" n'existe pas encore. Seul existe le Un, la fusion. Ulysse régresse jusqu'à ce stade au point que plus rien ne puisse faire tiers entre lui et le chant envoûteur, ni l'avertissement de Circé, ni la présence des marins, ni son esprit critique. Le sujet replonge dans cet état de fusion (avec la mère) où tout est possible, où la réalité n'a pas de prise.

Qu'en est-il à l'égard du sujet qui nous préoccupe ?

Causes de l'entrée en secte

L'expérience montre que les adeptes ont généralement été "victimes" de la séduction de groupes sectaires (ou d'une personne seule) à des moments de fragilité psychologique : décès d'un proche, déménagement, séparation, divorce, chômage, période de crise (adolescence, entrée dans la vie estudiantine ou professionnelle, crise du milieu de la vie), etc.
Ces situations, aussi diverses soient-elles, renvoient à la perte et au deuil d'un "objet" (une personne, une situation, un emploi, etc.). Pour se préserver de cette perte objectale, le sujet est amené à retirer ses investissements libidinaux des objets pour retourner ces investissements sur le Moi. Il s'opère dès lors une régression narcissique, une régression sur le Moi.

Cette régression narcissique se manifeste :
- au point de vue des objets, par un désinvestissement familial, amical, professionnel (séparation, éloignement, démission par exemple),
- au niveau du Moi, par un investissement du Moi qui se manifeste par de nouvelles revendications narcissiques telles : "Je veux être indépendant(e) et mener ma vie", "j'ai trouvé ma voie", "…découvert ma mission", etc.

Séduction et promesses lors du recrutement

Dans cette période où le Moi est fragile et a besoin d'être (sur)investi, il n'est pas étonnant de constater que les nouveaux adeptes, comme Ulysse, soient sensibles aux flatteries des organisations sectaires. Il leur est nécessaire à cette période d'être reconnus dans leur individualité et leur spécificité, d'être compris par leur nouvel entourage, etc.

En flattant leurs recrues, les organisations sectaires, comme leurs consœurs mythiques vantant Ulysse, présentent non pas une image d'elles mais une image idéale de leurs victimes, du moins dans un premier temps. Les adeptes croient avoir trouvé dans la secte l'organisation rêvée, ils n'ont pas conscience qu'ils ont projeté en elle leur propre idéal. Dans ce premier temps, les adeptes ont donc l'illusion que la secte va répondre à leur demande (guérir, s'épanouir, besoin de spiritualité, etc.) ; ils se sentent investis et respectés comme jamais ils ne l'ont été.

Dans un deuxième temps, l'organisation sectaire inclut puis "noie" la demande de l'adepte dans le projet collectif instauré par le leader. Ce projet est plus grandiose et plus séduisant : purifier la terre, viser l'épanouissement total de soi, expérimenter la relation au divin, atteindre l'immortalité, etc. En fait, le désir du sujet (sa demande) est complètement dénié au profit de celui du leader. Pour parvenir à ce renversement, le leader fait entendre à l'adepte qu'il est indispensable pour parvenir à la réalisation de ce projet. La réussite de ce projet ne dépend d'ailleurs que de lui, puisqu'il est un être à part, différent, provenant d'un corps d'élite. L'adepte, à tel point narcissisé et responsabilisé, en oublie sa demande première et, se sentant hyper investi, se croit effectivement capable de réaliser l'impossible.

En effet, les projets mégalomaniaques proposés par les sectes renvoient les adeptes aux expériences archaïques de la petite enfance dont ils gardent des traces mnésiques inconscientes : celles de la toute-puissance de la pensée et de la fusion avec la mère. Ces promesses ne se présentent pas ouvertement sous cette forme, mais sous une forme sublimée (c'est-à-dire plus acceptable au regard de soi et de la société). Ainsi, augmenter son potentiel intellectuel (utiliser 100% de ses capacités intellectuelles) dissimule un fantasme de toute-puissance et rechercher la fusion avec le divin renvoie au fantasme de fusion avec la mère. Bien sûr, ces promesses ne se présentent pas ouvertement sous cette forme mais sous celle-ci par exemple : augmenter son potentiel intellectuel (fantasme de toute-puissance) ou parvenir à la fusion avec le divin (fantasme de fusion avec la mère). L'âge d'or, que ces sujets ont jadis connu et dont ils ont tout oublié, semble à portée de main ; la croyance selon laquelle les contraintes de la réalité peuvent être dépassées refait surface, comme aux premiers temps de leur vie.

Sortie des adeptes

Les personnes une fois sorties de leur relation sectaire avec l'autre (groupe ou individu) disent souvent ne pas se reconnaître durant cette période de captation : "ce n'était pas moi !", "comment ai-je pu croire en de telles sottises ?", comme Ulysse retrouvant ses esprits une fois loin de l'île des Sirènes.

Du fait de leur régression, les sujets ont agi, durant cette période sectaire, sous les ordres d'un Moi archaïque, infantile, régi par des processus psychiques "primaires". Pour ne donner qu'un exemple, les adeptes, à l'instar de leur leader, établissent des frontières nettes entre leur groupe et l'extérieur : tout ce qui vient du groupe est bon tandis que tout ce qui en est extérieur est mauvais et persécuteur. Ce fonctionnement est typique du fonctionnement psychique des enfants âgés de moins de 7 mois que Mélanie Klein a appelé la "position schizo-paranoïde".

Fonctionnant en partie selon des processus psychiques archaïques, les symptômes des adeptes peuvent prendre des allures psychotiques avec la présence d'idées délirantes par exemple. Cela ne signifie pas pour autant que ces adeptes soient devenus psychotiques.

Une fois sortis de leur secte, les ex-adeptes retrouvent des processus psychiques plus élaborés, "normaux" d'où leur étonnement face à l'archaïsme de leur pensée durant leur vécu sectaire.

Sortir du Syndrome d'Ulysse

Qu'est-ce qui amène les adeptes à réintégrer la "réalité" ?
Le mythe ne nous renseigne pas précisément sur cette question. Ulysse parvient à se défaire des Sirènes en s'éloignant de leur île (éloignement géographique). Dans un autre mythe, les Argonautes se détournent du chant des Sirènes grâce à la mélodie d'Orphée, encore plus enchanteresse. Dans ces deux cas, c'est un tiers, c'est-à-dire un élément (la distance spatiale) ou une personne (Orphée) qui rompt la relation fusionnelle en séparant le sujet de l'objet de son désir.

Ces deux métaphores se retrouvent effectivement dans la réalité : quelques rares adeptes parviennent à prendre conscience de l'escroquerie en s'éloi-gnant quelque temps de leur groupe. Il est vrai aussi que certains adeptes, comme les Argonautes, parviennent à quitter un groupe sectaire… mais pour en rejoindre un autre !

Les témoignages d'ex-adeptes de mouvements sectaires montrent souvent qu'un détail seul peut suffire à leur faire prendre conscience de la tromperie dont ils ont été victimes. Un mensonge du leader paraissant au grand jour, une incohérence, un non-sens dans les pratiques, une parole d'un adepte ou d'une personne extérieure au groupe.

Dans tous les cas, c'est un tiers (événement, parole, etc.) qui fait levier, qui décolle le sujet de son désir. Cependant, il reste à savoir pourquoi un élément tiers aura plus d'effet qu'un autre sur l'adepte. Je pense que c'est de la conjonction des différents facteurs - provenant du sujet (de son histoire) et de son entourage - que dépendra sa prise de conscience.



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