De la non-emprise à la liberté

(Source :Combat face au sida, numéro spécial, mai 2001)

par Jean-Luc Guilhem




Dans le conditionnement généralisé des individus sociaux, lutter contre l'emprise - qu'elle soit sectaire ou autre - exercée par une organisation sur une personne ne suffit pas.

Terminologie, définitions

"(...) il est très difficile d'établir une définition de la secte qui ne prêterait pas le flanc à des suspicions de sympathie pro-sectaire ou au contraire d'intolérance et de refus de la liberté d'opinion. Que l'on ne se méprenne pas : il ne s'agit pas ici de quelque dispute terminologique ou idéologique mais d'un grave débat où se trouve engagée, par-delà des drames individuels, la conception même des structures démocratiques et éthiques de notre société."(1)

À l'origine les définitions du mot secte ne comportaient aucun élément négatif ou péjoratif.

Ce serait donc par un abus de langage consistant à redéfinir le sens du mot secte à partir de celui - négatif, péjoratif - du mot sectaire, que ce mot a aujourd'hui le sens exclusif d'objet mauvais, sinon d'objet du mal, destructeur, dangereux et par extension, pour certains, d'objet ennemi à combattre, voire à détruire.

Il n'est pas possible de reprendre ce sens exclusif de condamnation et de tenter conjointement de réfléchir le plus objectivement et le moins idéologiquement possible sur ce que sont les "sectes" actuellement. Il convient alors de distinguer le mot secte - que nous maintenons dans ses définitions premières - et la terminologie que nous avons choisie de groupement sectaire.

L'objet de notre réflexion sera donc ici les groupements sectaires qui ne se distinguent, par rapport à l'autre, ni par leur neutralité bienveillante, ni par leur lien amoureux passionnel, ni par leur travail dans le but d'aider l'autre à avancer sur le chemin de sa liberté, mais par leur désir de tirer le maximum de profit de l'autre sur le plan matériel (financier) et/ou sur le plan libidinal (génital ou autre). Et comme le groupement sectaire n'est très souvent qu'un objet groupal sous l'emprise du gourou, ses évolutions psychiques et ses agissements peuvent être en prise directe avec l'éventuelle psychopathologie du gourou, et ce jusque dans les cas les plus graves de déliaison pulsionnelle où les passages à l'acte peuvent avoir pour issue la destruction totale de l'autre, destruction parfois acceptée "de leur plein gré" par les adeptes.

Ceci ayant été clairement précisé, s'agit-il de faire du sectarisme un délit, voire un crime, ou de prendre en compte efficacement et juger, dans le cadre actuel du Code pénal et civil, les crimes et délits commis par des personnes ou des groupes, quelles que soient leurs opinions ou croyances ? Quels éléments ont déterminé la création d'une organisation gouvernementale de lutte contre les sectes (la MILS) ? Pourquoi la tentative récente de créer une législation spécifique, au risque de provoquer la mise en place de bouc-émissaires, la stigmatisation, l'amalgame et la répression généralisée ?

La notion de manipulation mentale

La proposition de loi About-Picard, adoptée en première lecture à l'Assemblée nationale (le 22 juin 2000), a instauré le délit spécifique de manipulation mentale, ainsi défini : "Le fait, au sein d'un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer ou d'exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités, d'exercer sur l'une d'entre elles des pressions graves et réitérées ou d'utiliser des techniques propres à altérer son jugement afin de la conduire, contre son gré ou non, à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable, est puni de trois ans d'emprisonnement et de 300 000 F. d'amende."(2)

L'analyse du dispositif législatif préexistant avait révélé des insuffisances et inadaptations : soit les infractions réprimées ne concernaient que le cadre religieux - alors que certains groupes sectaires ont investi d'autres domaines - soit la loi ne prenait en considération, du côté des personnes victimes, que le cas des personnes "en état de faiblesse" - alors que "les pressions mentales exercées par les groupements sectaires ne se pratiquent pas la plupart du temps à l'encontre de personnes en état de faiblesse".(3)

Pourquoi, sur ce constat, créer un délit spécifique alors qu'il apparaît que certains articles du Code pénal peuvent être modifiés ?

"Consciente de la nécessité de mieux coordonner l'action pénale contre les pratiques sectaires, elle [la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme] constate que les faits dont la répression est envisagée sont déjà largement prévus par l'article 313-4 du Code pénal en réprimant particulièrement les abus provoqués par l'ignorance ou la situation de faiblesse caractéristiques de l'état dans lequel se trouvent les victimes des pratiques sectaires. Elle estime que des compléments devraient être apportés :

1. En déplaçant cet article dans le Code pénal pour ne pas concerner uniquement les actes préjudiciables concernant les biens ;

2. En aggravant la répression lorsque le ou les auteurs du délit sont des responsables de droit ou de fait d'un groupement sectaire au sein duquel l'infraction a été commise et qui avait pour but ou pour effet de créer ou d'exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités ;

3. En prévoyant la responsabilité de la personne morale.

Dans ces conditions, la création d'un délit spécifique de "manipulation mentale" ne nous paraît pas opportune."(4)

Ainsi la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme ne propose pas la création d'une loi spécifique, mais l'aménagement d'un - de deux en fait - article du Code pénal par le moyen de trois compléments dont l'un (le 2ème) est spécifique.

Les rédacteurs de la proposition de loi qui ont tenté de définir la manipulation mentale ont eu manifestement le souci du pragmatisme et de la précision, sans pour autant se déprendre des contradictions propres à cette question quand on ne la considère que dans le champ sectaire mais avec le souci de ne pas produire une législation spécifique aux groupements sectaires !

En effet, puisqu'il est précisé "au sein d'un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer ou d'exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités" le lecteur en déduira qu'il s'agit de manipulation mentale au sein d'un groupement sectaire mais qu'il faut bien se garder de le dire (!), tout en laissant (involontairement) sous-entendre que la manipulation mentale n'est pas l'apanage des groupements sectaires, ce qui est plutôt gênant quand l'on tente de la définir exclusivement à partir de ce champ sectaire...

Et comment cette dernière tentative peut-elle s'expliquer, sinon par le fait qu'elle constitue la mise en forme de la pensée, présente de façon plus ou moins explicite chez plusieurs personnes combattant publiquement les groupements sectaires, que la manipulation mentale est la caractéristique spécifique de ces groupements ?

"Il reste qu'il est difficile de définir la "secte" par la coercition et de reconnaître que la secte n'a pas le monopole de la manipulation mentale."(5)

"Dans les sectes, la manipulation mentale n'est jamais qu'un outil dont la force repose sur l'existence d'un transfert préalable, reconnu, exploité et encouragé par le gourou."(6)

Il y aurait aussi matière à s'interroger sur cette volonté présente d'accompagner une nouvelle action répressive de la définition de nouvelles normes légales. Ici elles concernent l'exercice de la profession de formateur et de celle de psychothérapeute. Sur ce point, remarquons que, si ces tentatives de réglementation aboutissent, elles n'auront pas été portées par le souci de permettre à des sujets humains d'améliorer leur vie (par exemple en contribuant à diminuer le nombre des formations "bidon" et celui des psychothérapeutes n'ayant jamais travaillé sur leur problématique psychique personnelle) mais par la volonté d'accroître l'efficacité de la lutte contre des groupements minoritaires.

Manipulation mentale et manichéisme

La diabolisation des "sectes" a des effets bien tentants, dont l'un est de "refaire une virginité" à notre société républicaine si respectueuse des Droits de l'Homme et de brosser une vision idyllique de la liberté, de l'égalité et de la fraternité des citoyens, citoyens au demeurant parfaitement autonomes, aussi bien sur le plan de la pensée que de l'action. "Nous retrouvons le triptyque républicain à la base de toute démocratie : liberté, égalité, fraternité. Dans la fausse méditation, nous avions la recherche de conformisme au modèle unique propre à tout système totalitaire."(7) "Il [l'auteur] met en lumière comment toutes les traditions religieuses, depuis les plus primitives, ont mené cette recherche de sens. Celle-ci aboutit avec le monothéisme à une unification de l'humanité, cohéritière d'un créateur unique. Ceci justifie et sacralise les valeurs de Liberté, d'Egalité et de Fraternité que l'on retrouve au fondement des Droits de l'Homme et de la Démocratie."(8)

C'en est d'ailleurs à se demander comment des citoyens si autonomes, à l'esprit critique si développé, peuvent se retrouver sous l'emprise de groupements sectaires... Il se peut qu'il y ait là matière à reconsidérer la notion "d'état de faiblesse"...

Peut-être cette vision idyllique - confondant idéal et réalité - procède-t-elle, plus précisément, de la confusion entre autonomies de(s) la pensée(s) et de(s) l'action(s) et individualisme, alors que celui-ci, débarrassé de l'aura idéologique du libéralisme, n'est principalement qu'un égoïsme, un comportement de consommation privée, s'accompagnant le plus souvent d'un désinvestissement de la chose publique, ce que Cornélius Castoriadis appelle privatisation des individus. Il reste qu'il est plus facile de dénoncer la soumission, la passivité et le conformisme provoqués chez les adeptes par le fonctionnement sectaire que de s'interroger sur le degré réel de développement, dans nos sociétés, des valeurs de liberté et d'exercice du sens critique.

Conditionnement du "citoyen"

"Il est ahurissant de penser qu'il y a eu des idéologues et des écrivains pour parler de l'époque contemporaine comme d'une époque d'individualisme alors que précisément, ce qu'il faut surtout déplorer actuellement, c'est la disparition des individus véritables devant cette espèce de conformisme généralisé." Castoriadis s'exprime ainsi dans un dialogue avec Octavio Paz (9). Et dans un entretien avec Daniel Mermet il évoque ce qu'il appelle le "marketing politique" : "Ce ne sont pas des politiques à mon avis mais des politiciens (...). Des gens qui font la chasse aux suffrages par n'importe quel moyen." "Aujourd'hui, dans notre pseudo-démocratie, accéder au pouvoir signifie être télégénique, flairer l'opinion publique."(10) Flairer pour mieux flatter afin qu'au bout de la procédure l'opinion publique opine du bonnet. Mais qu'en est-il du soi-disant citoyen dans le grand show électoral ? Quelle place peut-il occuper, hormis celle d'objet-électeur ?

Et peut-être le plus intéressant est, comme nous le fait remarquer Pierre Legendre dans son ouvrage Jouir du pouvoir, que le supposé libre citoyen-électeur ne parle pas. "On le fait parler, bien qu'il soit, par nature, rigoureusement muet. C'est tout le secret de la manutention politique, sous ses diverses formes instituées, de faire comme si le libre-citoyen, infaillible et irréfutable, parlait, énonçant une pensée à lui."(11) Et dans cette manutention, aucune trace de manipulation ou de conditionnement de l'individu social ?

Et au-delà du système électoraliste pouvons-nous nous satisfaire du degré de développement du sens critique et de la liberté que permettent :

1. la récupération continuelle de la culpabilité du sujet dans un processus de mise sous contrôle de l'individu social - "citoyen" (processus auquel ce même individu social participe fondamentalement par le développement - inconscient - d'une instance psychique d'auto-contrôle (12)),

2. le détournement, dans un processus de normalisation, des principes moraux introjectés par le sujet au cours de sa constitution psychique,

3. la soumission des "citoyens" à l'ordre étatique, par des procédés agissant de haut en bas de l'échelle sociale et dont certains ont acquis leur propre indépendance de fonctionnement, ayant échappé à la maîtrise des "dirigeants" et se reproduisant indéfiniment depuis la nuit des temps, ayant capté dans leur mouvement à la fois les hommes du Pouvoir qui, quel que soit leur grade, se contentent d'en jouir et la masse des "citoyens" déclarés libres, prise dans des effets de croyance éternelle aux valeurs idéales de l'Etat tout-puissant.

Ne peut-on pas parler ici de manipulation mentale ?

Manipulation mentale collective axée sur le Pouvoir, où le mot d'ordre, aussi bien pour les quelques qui jouissent de l'exercer que pour les millions qui s'accomodent et jouissent de le subir, semble être gardons-nous bien d'en savoir quelque chose.(13)

Démystifier la non-emprise

L'action de tendre vers la liberté n'est pas la non-emprise, sectaire ou autre. Dans le conditionnement généralisé (forme la plus haute de la folie collective puisqu'échappant à la conscience des Puissants, sans qu'ils soient épargnés, et à celle des faibles) la non-emprise n'est qu'un objectif nécessaire. Ni plus ni moins. À sur-évaluer son importance il y a risques de normaliser encore plus l'individu social, d'accroître son - c'est-à-dire nôtre - conditionnement, de réduire encore la marge de liberté du sujet humain.

L'action de tendre vers la liberté n'est pas une croyance, ni un droit. C'est un travail, individuel et collectif.

(1) P. Denis et J. Schaeffer, Introduction, in Sectes, Débats de psychanalyse, Revue française de psychanalyse, Paris, PUF, 1999, p.9
(2) Rapport 2000, Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes, p. 36
(3) Ibid. p. 37
(4) Ibid. en annexe
(5) L. M. Villerbu et C. Graziani, Les dangers du lien sectaire, Paris, PUF, 2000, p. 16
(6) S. Lepastier, Sectes et manipulation(s) mentale(s), in Sectes, Débats de psychanalyse, Revue française de psychanalyse, Paris, PUF, 1999, p.106
(7) M. Bouderlique, Les groupes sectaires totalitaires - Lyon, Chronique Sociale, 1998, p.102
(8) Ibid, 4ème de couverture.
(9) C. Castoriadis, Dialogue, Ed. de l'Aube, 1999, p.11
(10) C. Castoriadis, Post-scriptum sur l'insignifiance, Ed. de l'Aube, 1998, p. 12 et p. 14
(11) P. Legendre, Jouir du pouvoir, Paris, Les Editions de Minuit, 1976, p. 87. Voir également L'amour du censeur, Paris, Seuil, 1974.
(12) Appelée SURMOI par S. Freud
(13) Ne sont formulés dans cet article que quelques éléments de réflexion, qu'il conviendrait de reprendre, avec les analyses et développements nécessaires.




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