Manipulations, normes et réalités : un excès d'ordonnances

(Source :Combat face au sida, numéro spécial, mai 2001)



 

La notion de manipulation mentale fait l'impasse sur les raisons qui conduisent à des enthousiasmes débridés, sectaires ou psychothérapeutiques. Hubert Lisandre

"J'estime qu'un excès d'ordonnances et d'interdictions nuit à l'autorité de la loi. C'est un fait d'observation : là où il n'existe que peu d'interdictions, elles sont soigneusement respectées ; là où à chaque pas on rencontre des interdictions, on éprouve expressément la tentation de passer outre." (Freud, La question de l'analyse profane)

Le religieux, l'éducatif et le psychologique sont l'objet d'une distinction conceptuelle qui ne cesse d'être malmenée par une promiscuité de fait, dont il faut bien admettre la constance - et peut-être interroger la nature. Témoin l'intérêt que la Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes a été amenée à porter, au-delà des mouvements sectaires, aux instituts de formation qu'ils secrètent, et de là, à la toujours douloureuse question des psychothérapeutes, et de leur problématique compétence. C'est ainsi qu'elle a été amenée à proposer la reconnaissance d'un "délit de manipulation mentale", désignant les "activités ayant pour but ou effet de créer ou d'exploiter la dépendance psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités et portant atteinte aux droits de l'Homme ou aux libertés fondamentales, d'exercer sur une personne des pressions graves et réitérées afin de créer ou d'exploiter un tel état de dépendance et de la conduire, contre son gré ou non, à un acte ou à une abstention qui lui est gravement préjudiciable."

Cette proposition, finalement retirée après de nombreux débats, illustre une oscillation moderne autour de la question de l'influence de l'homme par l'homme, qui ne cesse de se répéter, et ne parvient pas à conclure. Il semble difficile de s'entendre sur ce que sont les églises "authentiques", mais aussi les formateurs authentiques, les psychanalystes authentiques, les psychothérapeutes authentiques, etc.

Je suis de ceux qui pensent encore que cette incertitude constitue un moindre mal, eu égard aux ravages que susciterait une norme légale. Mais cette position heurte un "bon sens" qui semble désormais faire consensus : elle devient donc difficile à défendre. On mesure ici, parmi tant d'autres signes, combien l'apport freudien, en dépit de ses reconnaissances académiques, demeure étranger à la pensée moderne, qui ne cesse de le détourner pour s'autoriser à l'admettre. Au coeur de ces débats circulaires, il me semble toujours retrouver la même confusion entre réalité psychique et réalité sociale. La première est tissée de fantasme et d'affect, pieusement recouverts par une raison qui se prétend maîtresse d'elle-même. La seconde est tissée de faits objectivables, où la raison scientifique tisse sa loi.

La même rencontre n'offre pas du tout le même visage, selon qu'elle est perçue dans la réalité psychique de celui qui la vit, ou dans la réalité sociale de celui qui l'observe. Une étrange obstination de notre époque consiste, au nom d'une certaine idolâtrie scientiste, à exiger que les deux n'en soient qu'une, ou au moins qu'elles se rencontrent sur une soi-disant "réalité" commune, dont la raison fournirait l'aune.

La notion de manipulation prétend s'appuyer sur cette réalité commune qui n'existe pas, pour y tracer les frontières de ce que serait l'orthodoxie relationnelle. Hélas, l'influence d'un sujet sur un autre, c'est-à-dire l'influence de sa parole, dépend à part égale des deux protagonistes, et nul ne peut en fournir par avance l'équation. On en est donc réduit à l'observer du dehors, à la recherche des faits qui en objectiveront la forme, mais n'en pénétreront jamais les motifs.

Cependant, une influence peut-elle être reconnue comme "gravement préjudiciable" sans avoir été posée comme telle par celui qui s'en estime la victime, avant d'être objectivée dans les grilles que fournit la loi ? Cette condition incontournable constitue le casse-tête auquel semble s'être heurtée la Mission Interministérielle : tout serait tellement plus simple s'il suffisait d'observer du dehors, et de considérer comme "a-normal" celui qui contrevient à cette "raison" externe, c'est-à-dire de nier la réalité psychique au profit de la réalité sociale.

Bien qu'elle tente sans cesse de s'éloigner de cette analyse simpliste, elle ne cesse d'y revenir, à travers l'espoir de normes et de labels qui feraient consensus, et "donc" loi. Mais quel consensus miraculeux pourra-t-il jamais objectiver la réalité subjective ? La dimension relationnelle, pour ne pas dire transférentielle, est au coeur du religieux, de l'éducatif et du psychologique, et tisse entre eux un fil bien plus solide que la manipulation dont on les soupçonne. C'est une dimension passionnelle par excellence, absolument déraisonnable, dont il est bien étrange de chercher obstinément les normes. Les raisons du coeur ne seront jamais "contractuelles" que par pur artifice, et les anciens étaient plus sages que nous, qui distinguaient tout à fait les lois du mariage de celles de l'amour. C'est pourtant bien là ce que le corps social semble demander aujourd'hui à la psychologie : une description scientifique, normalisée et définitive du sujet humain, qui permettrait - étrange aubaine ! - de faire son "bonheur". Malgré lui, mais avec "raison". Dès qu'on perçoit l'impasse de la démarche, ou dès qu'on consent à la percevoir, on peut alors envisager le problème en partant non plus de cette réalité psychique à "normaliser" à tout prix, mais du poids progressivement écrasant de la norme dans notre réalité sociale. Plutôt que de chercher toujours plus avant la façon dont l'irrépressible passion humaine peut être réduite au nom de la raison raisonnante, et de viser le "meilleur des mondes", serait-il absurde de renverser la démarche, et d'interroger pourquoi notre société civile, dans son humanisme galopant, génère plus qu'une autre ces enthousiasmes débridés, sectaires ou psychothérapeutiques ?

En d'autres termes, la clé de cette régulation est-elle dans l'avènement de l'homme bionique, ou dans la prise en compte du fait qu'à l'instar de l'impôt, trop de loi tue la loi ?

On peut s'étonner que cette piste inverse demeure si peu empruntée par ceux qui nous veulent tant de bien, en nous protégeant de tout. Il est vrai qu'il faudrait d'abord reconnaître qu'on s'est trompé de méthode. Et cela, aucun législateur ne semble y consentir, plus de deux siècles après l'abolition du régime de droit divin.



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