1978 : Le suicide collectif de 914 adeptes du Temple du Peuple (Jonestown)

Il y a dix ans : l'horreur...

(source : BULLES du 4ème trimestre 1988).

 

Un week-end de novembre comme tant d'autres. L'Amérique regarde le match de base-ball, se promène en famille, lit les énormes journaux du samedi... rien de spécial, les maîtresses de maison pensent au dîner de Thanksgiving, la semaine qui vient (la commémoration de la première récolte engrangée par les " Pères Pèlerins " du Mayflower, débarqués à Plymouth sur la côte de l'actuel, État du Massachusetts). Il y aura bien des bonnes choses, en plus de la dinde et de la confiture d'airelles rouges. Les enfants seront là, les grands-parents, toute la famille...


Une nouvelle incroyable

Une nouvelle tombe : un député à la Chambre des Représentants, deux journalistes, dont un de la grande chaîne de Télé CBS, un photographe, viennent d'être tués sur un aérodrome de brousse du Guyana (ancienne Guyane britannique, territoire situé entre le Venezuela, le Brésil, le Surinam et, bien sûr, l'Atlantique. Les meurtriers seraient des membres d'une secte californienne, le " Temple du Peuple ", qui a installé une " colonie " au milieu de la jungle équatoriale. Plus de mille personnes y auraient suivi le chef de la secte, le Révérend Jim Jones. Hommes, femmes, enfants, vieillards.

 Tout au long du week-end, les bulletins d'information apportent des détails, et surtout révèlent la suite du drame : sitôt après le meurtre du député Leo Ryan et de ses compagnons, venus se renseigner sur la situation réelle à Jonestown (ainsi se nomme la colonie, du nom de " Père "), il y a eu au camp un suicide collectif, par empoisonnement ; des coups de feu ont été entendus.

 Et toute la semaine suivante, le cauchemar continue, à mesure que les informations arrivent : l'armée guyanaise a trouvé " au moins 383 cadavres, dont ceux de Jones, de sa femme et d'un de ses enfants ". On est sans nouvelles des autres adeptes. Ils errent sans doute dans la jungle entourant le camp. Mais au fil des bulletins, le nombre des victimes augmente : 775... jusqu'au chiffre définitif : 914, en plus des cinq personnes abattues à l'aérodrome (quatre visiteurs, plus un des adeptes ayant choisi de quitter Jonestown). Et nous aurons les récits, par les rescapés et les journalistes arrivés après le drame, les photos aussi, insoutenables, des corps écroulés, entassés, souvent des familles enlacées ; les baquets ayant contenu la potion mortelle sont encore là. Sur son trône, Jim Jones a été tué d'une balle.

 Celui qui - sans avoir jamais entendu parler jusque-là du " Temple du Peuple " - avait étudié les " nouvelles sectes " depuis plusieurs années, a vécu cette semaine-là une sorte de cauchemar éveillé. C'était la réalisation de l'angoisse qu'il avait souvent éprouvé devant l'emprise incroyable de quelques chefs et l'état de soumission quasi extatique des disciples, la peur entretenue en eux vis-à-vis du monde extérieur, " mauvais ", " condamné ", " satanique ", acharné à leur perte, avec le corollaire : l'agressivité envers ce monde et les ennemis du " Père ", pouvant aussi se retourner en volonté suicidaire. Il avait chassé ses craintes en se disant : " tu exagères " - " ils n'iraient pas jusque-là " - " on (qui ?) les en empêcherait "... Et puis : qui aurait exprimé de telles craintes, au risque de paniquer encore plus des familles déjà bien assez éprouvées et angoissées ? Non, on préférait ne pas même imaginer le pire. Et voilà que cela était arrivé !
 

Un pasteur nommé Jim Jones

Né en 1931 dans l'Indiana (USAI Jim Jones est ordonné, en 1964, pasteur de l'" Église chrétienne des disciples du Christ ", une des nombreuses Églises indépendantes des États-Unis. Elle aurait entre un et deux millions de membres, la plupart dans le Middle West.

 Mais, dès 1953, Jim Jones avait fondé sa première communauté : l'" Église chrétienne de l'Assemblée de Dieu ". Plus tard, le nom sera changé en " People's Temple Full Gospel Church " (" Église du Plein Évangile du Temple du Peuple") abrégé en " People's Temple ", Temple du Peuple.

 De 1961 à 1963, il séjourne comme missionnaire à Belo Horizonte (Brésil). Il s'y occupe d'orphelinats. Il fait une brève visite en Guyana.

 En 1966, il quitte l'Indiana, avec une centaine de disciples, et va s'établir à Ukiah (Californie) à 160 km au nord de San Francisco. Il achète une église, d'autres immeubles, et à partir de ce moment, les fidèles sont envoyés chaque week-end en camion à San Francisco et Los Angeles pour faire du prosélytisme et quêter. Selon d'anciens adeptes, chacune de ces expéditions rapportait plus de 30.000 $. De plus, les fidèles versaient d'abord 25 % de leur revenu à Jones ; mais au fur et à mesure que leur engagement s'intensifiait, ils étaient fortement incités à lui remettre davantage, voire la totalité de leurs gains - ou même à travailler presque gratuitement pour le " Temple du Peuple " et ses oeuvres. Parmi les convertis, il y a des marginaux, des gens âgés, de nombreux assistés recevant les secours de l'Aide sociale ; mais aussi des gens aisés, instruits, séduits par la possibilité de réaliser un idéal de fraternité dans une communauté harmonieuse, avec des gens de toutes races ; certains ont fait don de tous leurs biens.
 

L'âge d'or du Temple du Peuple

En tout cas, l'argent afflue. En 1971, Jones achète une ancienne synagogue à San Francisco et une église à Los Angeles. C'est l'âge d'or du Temple du Peuple. Ses réalisations sociales sont citées en exemple: dispensaire, restaurants sociaux, ateliers, maisons d'enfants, réinsertion de marginaux, drogués, jeunes délinquants. La presse chante ses louanges. Jim Jones est l'ami de personnalités politiques de premier plan : le gouverneur de Californie, le maire de San Francisco. Et cette amitié est active : il est en mesure d'apporter un soutien électoral aux candidats qui ont sa faveur ; il est le seul à pouvoir envoyer sur-le-champ plusieurs centaines de gens à des réunions électorales, pour scander des slogans et faire la claque. Cela lui vaut des témoignages élogieux de personnages influents, y compris, entre autres, Rosalyn Caner, la femme du Président, ou le Vice-Président Walter Mondale. Il saura s'en servir auprès du gouvernement de Guyana, lorsqu'il sollicitera l'autorisation de s'établir dans ce pays avec un groupe de disciples.

 Sa réputation lui avait déjà valu d'être nommé directeur de la commission des Droits de l'Homme d'Indianapolis. En Californie, on lui confie la tutelle de pupilles de l'Aide sociale, il occupe un poste de responsabilité dans les services d'assistance.

 Quelques fausses notes dans ce concert de louanges : Jim Jones renforçait son prestige par des " guérisons miraculeuses ", et certains se rendaient bien compte des supercheries employées (faire semblant d'extraire des tumeurs cancéreuses de la gorge ou de l'abdomen de compères, en manipulant adroitement des entrailles de poulet ; faire marcher une fausse paralytique amenée en fauteuil roulant...). Ils ont dit plus tard avoir accepté ces procédés en se disant que c'était nécessaire pour la foi des gens simples ; que les buts étaient louables, et que la fin justifie les moyens. On avait parlé de brutalités, d'une mort suspecte ; les adeptes désenchantés faisaient l'objet de menaces ; mais cela n'avait pas terni l'image du prophète dont l'" Église " a rassemblé, dit-on, jusqu'à 20.000 fidèles.
 

L'envers du décor

A la fin de juillet 1977, le magazine New West publie une enquête sur ce qui se passe vraiment au Temple du Peuple : derrière la façade d'harmonie raciale, d'aide aux laissés-pour-compte de la société américaine, de vie joyeuse au sein d'une grande famille, il régnait en fait une brutalité constante : violence verbale, psychologique et physique (interminables sermons du " Père ", pendant des nuits entières, bastonnades pour ceux qui s'endormaient, confessions publiques, mais aussi écrites et signées, de choses souvent imaginaires permettant ensuite l'intimidation, les menaces, le chantage contre ceux qui songeraient à quitter le groupe ; parents séparés de leurs enfants, souvent maltraités, mal nourris, soumis à un endoctrinement intensif ; sans parler du favoritisme, de l'arbitraire, des fantaisies sexuelles du chef). Parmi ceux dont le témoignage résumé était cité par New West, il y avait un couple, AI et Jeanie Mills (ils avaient changé de nom après leur rupture avec la secte). Ils avaient passé six ans dans la secte, séduits par la personnalité de Jim Jones, attirés par l'harmonie apparente et les bonne oeuvres. Désillusionnés, ils étaient partis, sans un sou (ils avaient donné tout ce qu'ils possédaient), menacés au point qu'ils avaient quitté la région. Ils avaient emmené avec eux dans la secte cinq de leurs enfants. Ils furent assassinés en février 1980, plus d'un an après la fin dramatique de la secte ; mais tous les membres n'avaient pas péri. Les meurtriers, à notre connaissance, n'ont pas été identifiés.

 C'était la première fois que des gens osaient parler, et qu'on publiait leur témoignage. Malgré les éloges dont il avait fait l'objet jusque-là, Jim Jones fut incapable de supporter cette note discordante. Il est vrai que d'autres personnes s'enhardirent et vinrent raconter l'enfer et la désillusion qu'elles avaient vécus. C'était la première atteinte à son prestige.

 Dès 1973, Jim Jones avait envoyé une mission en Guyana pour chercher un emplacement pour une colonie agricole destinée à la rééducation de drogués ou de " durs " ayant besoin d'une vie rude, en plein air, avec une activité physique intense. L'année suivante, le gouvernement guyanais lui louait 11.000 hectares en pleine jungle, et un premier groupe venu de Californie commençait à défricher et à installer des baraquements. Et en 1977, avec plus de 1.000 disciples, y compris enfants et vieillards, Jim Jones s'installait dans son " Jonestown ".
 

Les fantasmes de Jim Jones

Depuis longtemps, on le sait maintenant, Jim Jones était hanté par le spectre d'une Apocalypse nucléaire ; depuis son séjour en Amérique du Sud, il imaginait que la jungle au Nord de ce continent serait un des lieux épargnés. De plus en plus, il voyait des ennemis partout ; la moindre critique ou réticence lui paraissait le signe d'une conspiration contre lui, montée par la CIA, le FBI, les nazis prêts à prendre le pouvoir aux États-Unis et à détruire les races de couleur. Il instillait à ses disciples sa propre manie de la persécution, ce qui était encore plus facile en vase clos, sans contact avec le monde extérieur, sans informations pouvant contrebalancer le discours du " Père ". Il fallait que tous les habitants du camp soient bien persuadés que s'ils quittaient Jonestown, leur sort serait affreux, et que la mort était préférable à ce qui les attendait. D'ailleurs, comment seraient-ils partis, à pied à travers des kilomètres de jungle, n'ayant ni argent ni papiers (leurs passeports étaient sous clef dans le coffre du Maître). Et Jones touchait les allocations-vieillesse et les pensions de ses disciples. Ce bienfaiteur des pauvres n'était pas seulement un paranoïaque, mais un escroc avisé ; il avait transféré des millions de dollars dans des banques étrangères, aux Caraïbes et même en Suisse. On trouva cependant de grosses sommes en liquide dans ses coffres-forts.

 Et on apprit aussi que le suicide collectif n'était pas improvisé ; il y avait eu des répétitions : Jones avait fait boire à tous un liquide dont il leur avait dit que c'était du poison - pour ne dévoiler qu'ensuite la mystification. C'était " pour éprouver leur foi ". Ainsi, les premiers qui ont bu la potion fatale ont pu croire, pendant trois ou quatre minutes, qu'ils s'agissait encore d'une mise en scène. Ce ne fut pas le cas pour les suivants : tous n'étaient d'ailleurs pas volontaires, loin de là lune centaine a réussi à s'échapper) ; mais ils étaient entourés de gardes armés. Et on a retrouvé sur place la bande magnétique que Jones a enregistré lors de cette dernière scène : elle tournait encore quand tout était fini. L'entendre est une chose insoutenable.
 

L'inspection de Leo Ryan

Quand le Représentant Leo Ryan a décidé de se rendre sur place pour se rendre compte par lui-même de ce qu'il y avait de vrai dans les récits d'anciens membres de la secte et les inquiétudes des familles, il ne savait pas tout. On lui avait dit que les conditions de vie à Jonestown étaient très mauvaises, le travail épuisant, sous un climat très dur, la nourriture maigre, les punitions physiques cruelles, appliquées même à des enfants. Mais aux demandes de renseignement adressées au Département d'État (le ministère américain des Affaires Étrangères), il était répondu par une circulaire disant que les visites du Consul des États-Unis n'avaient rien révélé d'inquiétant, que les gens étaient contents de leur sort. Leo Ryan, lui non plus, n'avait rien pu obtenir de plus précis. Et les avocats de Jim Jones, Charles Garry et Mark Lane, le dissuadaient vivement de venir troubler la paix de gens qui l'avaient enfin trouvée.

 Peu satisfait de ces propos lénifiants, mais vagues, Leo Ryan partit, accompagné de membres des familles d'adeptes, de son assistante parlementaire (qui fut blessée) et de plusieurs journalistes. Admis non sans difficultés à l'intérieur du camp, le député et ses compagnons ont droit à la visite guidée d'un lieu idyllique, à un dîner correct et même à une soirée musicale. Quelques détails semblent un peu bizarres ou suspects, mais Ryan lui-même, et plus encore les journalistes sceptiques devant les accusations portées par les familles (qu'ils traitent in petto de paranoïaques), se disent que tout cela est fort acceptable. Jim Jones lui-même leur paraissait assez malade et même proche de la démence par moments, mais la " colonie", elle, était bien organisée, les gens avaient l'air bien soignés et contents. Tard dans la première soirée, et plus encore le lendemain matin 18 novembre, des individus, puis des familles entières vinrent dire au député Ryan qu'ils voulaient partir avec lui. Certaines familles étaient divisées. Jim Jones était furieux : tous ces gens, disait-il, allaient tenter de le détruire en racontant des mensonges. Un homme se précipite sur le député, un couteau à la main, mais quelqu'un détourne la lame. Finalement ceux qui voulaient partir s'en vont, dans une remorque de tracteur jusqu'au petit aérodrome où deux avions doivent les emmener. Et c'est là que le massacre commence : un des fidèles de Jim Jones s'était faufilé parmi le groupe des partants. Dans l'avion prêt à décoller, il tire un revolver et abat Ryan et plusieurs autres. Au même moment, arrive un second véhicule à remorque, avec des gardes armés envoyés par le chef - ils ouvrent le feu sur tout ce qui bouge, achèvent les blessés - il y aura tout de même des rescapés, l'assistante juridique du député Ryan, Jackie Speier, Steve Stung, preneur de vues pour la chaîne NBC, grièvement blessé - ils ont pu être évacués après de longues heures d'attente ; plusieurs autres, légèrement blessés, dont Charles Krause, du Washington Post (1).

 Quelles ont été les réactions, immédiatement et à plus long terme ? Quelles conclusions a-t-on tirées ? Quelles mesures a-t-on proposées, ou prises, pour éviter d'autres drames ? C'est ce que nous essaierons de voir dans la deuxième partie de cet article.
 

Emmanuelle Kaufmann.


(1) : Outre les articles qu'il a envoyés aussitôt à son journal (retourné sur les lieux le lendemain du massacre. Il a pu voir l'horreur telle quelle, lui qui s'était à peu près laissé convaincre par les apparences, lors de la " visite guidée ") il a publié tout de suite après son retour aux États-Unis " The Guyana Massacre " (Berkley Books. NY et Washington Post, 1978. Traduction française, 1978, Presses de la Renaissance). A son récit de témoin, il a ajouté des témoignages réunis par toute une équipe, des analyses concernant Jim Jones et le Temple du Peuple, ainsi que des considérations plus générales. Depuis lors, d'autres ouvrages ont traité des différents problèmes soulevés par ce drame, sans parler de nombreux articles de presse.



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