GURDJIEFF

(Source : Extrait de MÉMOIRES - LE VOLEUR DANS LA MAISON VIDE - Jean-François REVEL - Plon )

Livre cinquième - INFLUENCES NEFASTES

Ce peut être en 1946 ou en 1947. Ce fut, dans la réalité, maintes fois, au cours de ces deux années. Vers sept heures du soir, je descends à pied du métro Etoile jusqu'à la rue d'Armaillé, je prends à gauche la courte rue des Colonels-Renard (dont je n'ai jamais eu la curiosité de chercher à savoir combien ni qui diable ils étaient). Je sonne à la porte de l'appartement du premier étage d'un triste immeuble de cette rue étroite et sombre. On m'ouvre aussitôt, car les disciples stationnent, nombreux déjà, dans l'antichambre. C'est jour de séance chez Gurdjieff. La mère supérieure qui remplit auprès de lui les fonctions de directeur de cabinet, de fondé de pouvoir, de sergent recruteur, d'interprète (veuve d'un Russe blanc, vieux compagnon de Gurdjieff, elle parle russe), d'intendante des finances et d'exégète consolateur auprès des apôtres déçus,

Mme de Salzmann, fait asseoir par terre en tailleur la vingtaine d'initiés présents, dans un salon dépourvu de tout meuble, sauf la propre chaise de la veuve et le large fauteuil où va trôner le maître.

Sortant de l'ombre après avoir parcouru un tortueux couloir, au fond duquel une pièce qui lui sert à la fois d'alcôve, de cellier, de cuisine, de bureau et de confessionnal pour ses audiences privées, paraît un sexagénaire rond, court sur pattes, au crâne lisse, dont le masque géorgien troué d'yeux immenses est barré d'une épaisse et large moustache aux longues pointes.

Il ouvre la réunion tantôt sur un ton jovial, tantôt de méchante humeur. Il passe d'ailleurs à plusieurs reprises de la gaîté ironique à la colère dévastatrice. Bien entendu, Mme de Salzmann saura nous expliquer ensuite que ce sont là des rôles qu'il joue pour notre bien. Un maître spirituel de cette envergure, déjà parvenu à épanouir en lui le " troisième corps ", quelque chose dans le genre de l'âme immortelle, ne saurait éprouver aucune humeur. Il se sert de son être de chair, le " premier corps ", comme d'une marionnette, pour produire sur son interlocuteur ou son auditoire l'effet désiré par lui. Les disciples ont le droit, au cours de ces réunions, de lui poser des questions les concernant personnellement, sur les progrès qu'ils croient avoir faits ou les difficultés auxquelles ils se heurtent dans le " travail ". De tel ou tel d'entre nous, on dit qu'il est plus ou moins " avancé dans le travail ", dans sa quête spirituelle.

Les participants aux séances de questions connaissent déjà les lignes générales de l'" enseignement ". On dit d'eux : " Il est dans l'enseignement ", " il veut entrer dans l'enseignement ". Mme de Salzmann tient elle-même des réunions didactiques dans son appartement de la rue Vaneau - à l'adresse même où habite, à un autre étage, André Gide ! Le plus souvent l'initiation consiste en la simple lecture à haute voix du texte sacré, l'ouvrage de Gurdjieff, Récits de Belzébuth à son petit-fils, qui a, du reste, été publié depuis, ce dont je me réjouis car la nullité en est ainsi apparue au grand jour. A nos questions, le Géorgien répond dans un sabir franco-russe digne de l'anglo-russe de Misha Auer, le prince exilé devenu serveur de restaurant dans le film burlesque Hellzapopin. Il ne connaît des verbes que l'infinitif, ignore les articles, les prépositions et les conjonctions de coordination ou de subordination. Par exemple, quand (en consultation privée, bien sûr) il veut entraîner une femme dans l'antre du fond du couloir pour coucher avec elle, il dit : " Vous venir avec moi dans chambre ; moi donner vous très grosse plassir. " En échange de ses conseils spirituels, aux femmes désirables il demande leur " premier corps ", aux autres de l'argent, ainsi qu'aux hommes.

Mme de Salzmann, rassurante confidente, explique à tous que ces exigences sont dénuées de tout égoïsme et dictées par le seul souci de nous faire " avancer dans le travail ". De même, c'est encore Mme de Salzmann qui est là pour traduire, quand Gurdjieff se lance dans une réponse trop subtile pour son piètre français et passe donc au russe. Avoir suscité une réponse " en russe " signifie, pour le disciple, un degré de sollicitude supérieur de la part du maître et donc d'avancement marqué chez lui-même. A la séance de questions et réponses succédait un dîner, auquel Gurdjieff invitait tous ses sujets présents, comme le fait un chef d'État, c'est-à-dire avec leur propre argent, s'entend, puisque nous lui versions tous, via Mme de Salzmann, une cotisation mensuelle " proportionnelle à nos facultés contributives ", comme le dit la Constitution de 1791.

Le banquier, le fils de famille nanti, la femme du monde épouse d'un potentat de la finance, outre leur forte contribution régulière, se voyaient de temps à autre taxer en vue d'une urgence. En échange ils obtenaient de plus fréquentes entrevues en tête à tête avec le maître et l'assurance que leurs dispositions pour la spiritualité, leurs progrès " dans le travail " dépassaient le niveau commun, là encore " à proportion de leurs facultés contributives ". Le don spécial imposé aux jolies femmes, don de soi plutôt que de sous, l'un n'excluant pas l'autre, était générateur d'une ascension accélérée vers le deuxième ou le troisième corps.

Les dîners se déroulaient dans une salle à manger attenante au salon des exercices spirituels et trop exiguë pour que nous puissions tous nous asseoir autour de la longue table ovale, d'autant que le canapé sur lequel s'installait Gurdjieff, flanqué de femmes et de riches, en occupait tout un côté. Sur une chaise ou debout, nous dégustions une savoureuse cuisine russo-géorgienne, consistant surtout de bortsch à la viande très relevé, qu'avait confectionné et conservé au chaud dans des marmites norvégiennes une ribambelle d'émigrées russes : cousines, nièces, belles-sours, qui gravitaient avec une silencieuse et active servilité autour du chef de la tribu.

Le monarque, environné de sa cour, portait les toasts à la santé de diverses catégories d'idiots - tous les humains qui ne suivaient pas son enseignement. Toasts nombreux, et Gurdjieff veillait à ce que nous finissions la soirée ivres. Avec un oeil infaillible de vieil alcoolique, il repérait les petits verres que certains emplissaient subrepticement d'eau, dont la couleur blanche, croyaient ces naïfs, se confondait avec celle de la vodka. La différence, c'est que l'eau offre à sa surface un ménisque, et pas la vodka. Décelant cette imperceptible convexité, un Gurdjieff courroucé exigeait que le coupable ingurgitât sans délai deux vodkas coup sur coup " à la santé de tous les idiots buveurs d'eau ".

La substance proprement dite de l'enseignement de Georges Ivanovitch Gurdjieff - Ghiorghivantch pour les familiers - rassemblait en un pot-pourri trivial des traits empruntés au vieux fonds universel des doctrines de conquête de la sagesse et de l'illumination spirituelle. Ses principales sources se situaient en Orient, parce que c'est l'Orient qui plaît en Occident, comme le montre par ailleurs, avant et juste après la guerre, le succès des Oeuvres de René Guénon, qui ne séduisirent pas seulement de vieilles rombières crédules, puisque le persifleur Jean Paulhan et même un intransigeant rationaliste comme Etiemble m'en parlèrent, plus tard, avec un évident intérêt.

Tout comme André Breton, et avec encore plus de ferveur, ce qui ne saurait étonner, vu le soubassement anti-intellectualiste du surréalisme. Gurdjieff, pour sa part, amadouait avec cynisme des occidentaux tenus par lui pour des dégénérés, qui avaient répudié la " tradition ", à part d'heureuses exceptions comme les Rose-Croix. Il les invitait à renouer avec cette " tradition " où brillaient les prestiges lointains du Tao-Te King, du yoga, du bouddhisme tibétain, surtout du bouddhisme zen japonais, dans lequel les rapports énigmatiques et brutaux du maître et des disciples avaient tout pour lui convenir.

Quant à moi, je n'avais aucun mal à remarquer les analogies que comportaient ces thèmes - recherche d'une maîtrise de soi et d'un détachement du monde conduisant à une illumination supérieure - avec certains courants et auteurs de la philosophie européenne, de Pythagore, Socrate ou Platon jusqu'à Spinoza en passant par les stoïciens, tous philosophes imprégnés eux aussi, à leur manière et à des degrés divers, de religiosité. La question n'était donc pas, en ce qui me concerne, de savoir quelle attention il fallait accorder à l'étude de morales, de philosophies, de religions orientales qui faisaient somme toute partie du patrimoine de l'humanité. Elle était de savoir pourquoi ma curiosité avait pris la forme d'un sot et dégradant engagement dans le " groupe ". C'est ainsi qu'on nommait la petite église. Et " faire partie du groupe " signifiait suivre Ghiorghivantch, c'est à dire un imposteur et un escroc, dont l'aplomb esbrouffeur n'aurait pas dû me cacher l'indigence intellectuelle. Certes, j'étais en bonne compagnie. Seule la discrétion m'empêche de nommer les gens influents ou célèbres, à l'époque ou par la suite, que j'ai croisés rue des Colonels-Renard. Je puis mentionner ceux qui ont eux-mêmes traité de leur engagement dans des livres, tels Luc Diétrich, René Daumal, Louis Pauwels.

Mais je côtoyai aussi d'actuels ou futurs présidents de grandes entreprises, des hauts fonctionnaires, d'éminents journalistes et directeurs de journaux, des médecins des hôpitaux et professeurs de faculté, des artistes renommés, qui se mêlaient à une faune moins reluisante de petits employés bigots ou d'Anglaises gâteuses mais dévouées et rémunératrices. [.......]

Sans doute, Gurdjieff était-il un adroit histrion dont les artifices en vue de réduire son entourage en esclavage affectif et de constituer autour de lui une cour obséquieuse étaient dignes des meilleurs modèles politiques, artistiques ou mondains. Il sévissait en France depuis les années vingt. Il avait alors créé à Fontainebleau une sorte de phalanstère, dans une propriété appelée " Le Prieuré ", où il menait la vie à grandes guides grâce au denier du culte, et où il avait attiré, parmi ses disciples, Katherine Mansfield. La romancière y était morte à trente-cinq ans, en 1923. Des rumeurs prêtaient à Gurdjieff une part de responsabilité dans cette fin prématurée.

Car le vieux charlatan prétendait détenir aussi des secrets médicaux, issus d'une mystérieuse " tradition ", censée être plus efficace que la plate et " intellectuelle " médecine occidentale. Katherine Mansfield s'en serait remise à lui pour soigner sa tuberculose, ce qui ne pouvait de toute évidence avoir pour résultat que d'en hâter le cours fatal. Quel crédit attribuer à ces imputations ? Je l'ignore. Je puis en revanche assurer que Gurdjieff fournissait souvent à ses ouailles, dans la confidence de son garde-manger-alcôve, des médecines de sa composition enveloppées d'indéfinissables bouts de papier crasseux et supposées guérir telle ou telle de leurs affections. Cette faveur entraînait, bien entendu, un " don " pécuniaire de la dupe. Le beau, dans cette exorbitante filouterie de notre Esculape caucasien, tient à ce que son " groupe " comptait en permanence des médecins, certains même illustres grands patrons des hôpitaux de Paris. Or, tant la foi paralyse l'intelligence et la conscience, nul d'entre eux ne s'avisa jamais de le dénoncer pour exercice illégal de la médecine. Discrétion qui constituait, si j'entends un peu de droit, le délit de non-assistance à personne en danger.


 
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